Antonin Durand, "EFTHYMIOU (Loukia), Eugénie Cotton (1881-1967). Histoires d’une vie - Histoires d’un siècle, s.l., Éditions universitaires européennes, 2019, 459 p."

Depuis sa thèse consacrée aux femmes professeures dans l’enseignement secondaire dans l’entre-deux guerres, Loukia Efthymiou n’a eu de cesse d’interroger le rôle des femmes dans l’enseignement et dans la formation des enseignants au premier XXe siècle. La biographie qu’elle publie de la physicienne et directrice de l’École normale supérieure de jeunes filles Eugénie Cotton s’inscrit dans cette lignée. En exhumant un parcours de savante méconnue, elle participe de la désinvisibilisation de la contribution des femmes scientifiques à l’élaboration des savoirs au début du XXe siècle ; en retraçant le parcours de la directrice de la plus prestigieuse des formations destinées aux femmes, elle interroge de manière plus large les objectifs et les moyens de l’enseignement supérieur féminin.

Pour aborder ce personnage sur lequel n’existait qu’une notice biographique publiée dans le Maitron, Loukia Efthymiou dispose de sources exceptionnelles et inédites, conservées à la Bibliothèque Marguerite Durand, qui incluent un fonds non négligeable de correspondances ainsi que des bribes d’autobiographie offrant sur le personnage une lumière sans égale. Le parti pris biographique ne place pourtant pas l’intimité du personnage au centre mais consiste plutôt à en faire un point d’entrée vers la réflexion sur l’enseignement supérieur des femmes. Si Eugénie Feytis incarne de manière presque trop parfaite la déclinaison féminine de l’idéal méritocratique de la Troisième République, son parcours ne vaut, semble-t-il, que s’il est inséré dans un cadre plus large, celui de « l’histoire d’un siècle », comme le suggère le sous-titre, ainsi que celui de l’institution qui fut au cœur de son parcours : l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres.

C’est là qu’après deux années de préparation au lycée de Niort, la fille d’un cordier devenu négociant et d’une épicière entrait en 1901 pour n’en plus jamais ressortir – sinon le temps d’une année scolaire passée au collège de jeunes filles de Poitiers en 1904. C’est là qu’elle rencontrait les Pierre et Marie Curie, Paul Langevin, Jean Perrin, qui allaient l’introduire à la science moderne et dans les cénacles de la république des universitaires ; là qu’elle faisait la rencontre de son futur mari, Aimé Cotton, qui y était chargé de cours ; là encore qu’elle parviendrait au pinacle de sa carrière en étant nommée directrice de l’établissement en 1936. Si le destin de la femme semble parfois s’effacer derrière celui de l’institution, qui lui doit en particulier son rattachement à la direction de l’enseignement supérieur et une organisation calquée sur son homologue de la rue d’Ulm, les archives institutionnelles sur l’ENS de Sèvres sont, du propre aveu de l’auteure, décevantes. Seul un patient croisement des sources réglementaires avec divers témoignages d’anciennes élèves de l’école permet de saisir les mutations de ce qui fut l’un des principaux centres de formation scientifique pour les femmes avant-guerre.

Le pari de la biographie est de tenir ensemble les trois fils de la vie d’Eugénie Cotton, « la savante, la femme, la militante » (p.  11). Pour ce qui est de la savante, le livre retrace avec précision les différentes étapes de sa carrière mais les travaux scientifiques eux-mêmes restent un peu dans l’ombre. Plusieurs pages sont par exemple consacrées à la soutenance de la thèse d’Eugénie Cotton, aux raisons qui l’ont poussée à préférer la présenter à l’Institut de physique de Strasbourg plutôt qu’à la Sorbonne, aux doutes qui l’ont assaillie sur un travail interrompu par plusieurs maternités, mais la contribution propre de la thèse au paramagnétisme n’est pas abordée. Cela renforce le sentiment que, plus que la savante, c’est la femme qui est au cœur de l’ouvrage.

Sur ce second plan, c’est toute la complexité d’une universitaire dans un monde d’hommes qui ressort du portrait de Loukia Efthymiou : le couple qu’elle forme avec Aimé Cotton, titulaire d’une chaire de physique à la faculté de sciences de Paris à partir de 1922, s’inscrit dans l’ensemble de ces « couples d’intellectuels » dont Mélanie Fabre invite à penser le « dialogue de l’intime et du politique »1. Car si la carrière de la femme semble parfois se déployer à l’ombre des succès académiques de son mari, l’exploration de leurs interactions intimes et publiques révèle une grande complémentarité du couple dans leur ascension conjointe.

Il faut attendre la troisième partie du livre pour voir se dessiner le dernier visage d’Eugénie Cotton, celui de la militante. La transition de la carrière administrative et scientifique vers un engagement politique marqué par le féminisme et la proximité avec le communisme se joue pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le régime de Vichy la contraint à la retraite en 1941 et que son mari fait l’objet de plusieurs arrestations. Si Eugénie Cotton elle-même présente l’après-guerre comme le début d’une « seconde vie » de militante, qui la conduit à multiplier les engagements nationaux et internationaux pour la cause des femmes, l’auteure peine à reconstituer dans des archives lacunaires les mécaniques de cette conversion à la politique active. Faut-il y voir un effet du choc de la guerre ou le débouché logique d’une carrière consacrée à l’égalité entre les femmes et les hommes ?

À partir d’une entrée biographique, le livre parvient donc indéniablement à interroger l’histoire des institutions scientifiques, celle du long chemin des femmes vers l’égalité dans le domaine de l’enseignement et au-delà celle des intellectuelles. On pourra certes reprocher à l’auteure un manque ponctuel de distance à son objet – suffit-il vraiment d’encadrer de guillemets les derniers mots du sous-titre du chapitre 7 « une combattante passionnée au service de toutes les “causes généreuses” » pour en faire un titre académique ? Mais le lecteur lui-même ne laisse pas d’être emporté par la justesse des combats d’Eugénie Cotton et par l’exemple qu’elle donne d’une promotion républicaine fondée sur les études. On n’en regrettera que davantage que ce livre stimulant n’ait pas trouvé meilleur écrin que les Éditions universitaires européennes, éditeur aux pratiques contestées et à la distribution confidentielle.

Notes

1 Mélanie Fabre, « Explorer des couples d’intellectuels : le dialogue de l’intime et du politique », Les Études sociales, no 168, 2019, p. 11-22.

Pour citer cet article

Référence papier

Antonin Durand, « EFTHYMIOU (Loukia), Eugénie Cotton (1881-1967). Histoires d’une vie - Histoires d’un siècle », Histoire de l’éducation, 156 | 2021, 242-245.

Référence électronique

Antonin Durand, « EFTHYMIOU (Loukia), Eugénie Cotton (1881-1967). Histoires d’une vie - Histoires d’un siècle », Histoire de l’éducation [En ligne], 156 | 2021, mis en ligne le 01 avril 2022. DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-education.7035