Jérémie Dubois, « EFTHYMIOU (Loukia), La formation des francisants en Grèce : 1836-1982, Paris, Publibook Université, 2015, 425 p. [préface de Michelle Perrot] », Histoire de l’éducation, n° 149 | 2018, p. 161-163.

Compte rendu


https://journals.openedition.org/histoire-education/4074


Loukia Efthymiou propose dans ce livre une analyse transnationale de la formation des professeurs de français en Grèce, depuis l’institutionnalisation de l’enseignement secondaire en 1836 jusqu’aux réformes universitaires de 1982. En croisant les perspectives d’histoire du genre, dont elle est spécialiste1, avec une lecture diplomatique et culturelle des politiques éducatives et universitaires, elle démontre que la formation des professeurs de français en Grèce a représenté un terrain de coopération et de rivalité internationales, impliquant non seulement la Grèce et la France mais aussi d’autres puissances poursuivant leurs propres politiques linguistiques, comme l’Italie ou les États-Unis.

L’interrogation centrale du livre porte sur les origines, les formes et la remise en cause progressive de l’intervention de la France dans la formation des enseignants de français exerçant dans l’enseignement secondaire grec. Le pari d’une enquête sur le temps long est tenu au moyen de choix nettement explicités : la période 1836-1898 est ainsi l’objet d’un clair chapitre liminaire, l’ouvrage étant essentiellement centré sur les années 1900 à 1980. Une grande part de l’intérêt de cette recherche tient à l’effort d’articulation entre les grandes scansions de l’histoire politique grecque et française et une question précise d’histoire de l’éducation. À partir d’entretiens et d’archives éducatives et diplomatiques grecques et françaises traitées de façon qualitative et quantitative, l’auteur a construit une vaste enquête sur un objet d’étude original, propice à une approche croisée, tant il entrelace des intérêts et des interventions d’acteurs multiples.

La première partie de l’ouvrage porte sur les années 1836-1924, marquées par des projets inaboutis de formation des maîtres de français. Les initiatives françaises doivent beaucoup à l’absence d’une chaire de français à l’université d’Athènes au XIXe siècle. Les enseignants de français en Grèce ont dès lors longtemps été recrutés sans être formés, ce qui a renforcé leur marginalité dans le système éducatif, suivant un modèle qui s’observe aussi dans d’autres pays d’Europe à la même époque pour les maîtres de langues. La déconsidération associée à cet enseignement a tôt préoccupé la diplomatie française, désireuse de valoriser le quasi-monopole du français comme langue étrangère dans l’enseignement secondaire grec, héritage de relations historiques entre les deux pays. Dans les stratégies de présence culturelle et linguistique de la France en Grèce, l’École française d’Athènes (EfA) joue un rôle clé sur lequel l’enquête de Loukia Efthymiou complète l’étude de Catherine Valenti2. Le directeur de l’EfA, Théophile Homolle, siège dès 1898 au jury du diplôme d’aptitude à l’enseignement du français en Grèce puis tente de confier la formation de boursiers grecs à l’ENS de la rue d’Ulm. En 1920, dans un contexte de réactivation de la francophilie en Grèce, un projet d’école normale pour professeurs de français est lancé sous l’impulsion du ministre grec de l’Instruction publique, Dimitrios Digkas, avant d’être abandonné en 1924. Ce « temps des tentatives » est aussi un « temps des hommes », car les différents dispositifs de formation envisagés s’adressent jusqu’en 1930 à un public exclusivement masculin, les femmes en étant exclues.

La deuxième partie du livre explore la période où prévaut une collaboration franco-hellénique plus effective entre 1924 et 1953. Celle-ci demeure toutefois ambivalente, tant Loukia Efthymiou pointe la volonté de diplomates et universitaires français de monopoliser l’organisation de la formation des professeurs grecs de français. L’Institut supérieur d’études françaises d’Athènes fut largement l’instrument de ce projet. A partir de l’accord de 1930, cette institution française joue un rôle central dans la formation des maîtres de Grèce. L’auteur examine systématiquement les parcours et les profils des 34 enseignants du « cours spécial de préparation au professorat de français », ainsi que les contenus de leurs enseignements et les caractéristiques de leurs élèves. La certification par des acteurs français de compétences professionnelles reconnues en Grèce représente au plan pédagogique mais aussi économique et politique une situation singulière. Une des originalités de cette partie est de s’appuyer sur des témoignages d’élèves retrouvés aux archives diplomatiques de Nantes et sur les archives d’Octave Merlier, helléniste détaché à partir de 1925 comme professeur agrégé à l’Institut supérieur d’études françaises d’Athènes avant d’en devenir l’emblématique administrateur.

La troisième partie s’ouvre avec l’inflexion qui s’opère dans les années 1950. La faculté des lettres d’Athènes crée à la rentrée 1955 une « section d’études françaises » ayant largement vocation à se substituer au cours spécial de l’Institut français. Loukia Efthymiou évoque à ce propos un « recul flagrant des positions françaises en matière de politique linguistique en Grèce » et montre comment cette décision s’imbrique dans les débats internationaux relatifs à la création de chaires de littérature étrangère à l’université d’Athènes, question qui mobilise au même moment la diplomatie italienne. En recourant aux archives personnelles de l’un des principaux protagonistes grecs de cette évolution, le professeur Giorgios Zoras, qui fut doyen de la faculté des lettres d’Athènes, Loukia Efthymiou analyse les étapes d’un « affranchissement progressif de la tutelle française ». L’une des originalités de l’approche de l’auteur est de chercher à penser les articulations entre statut de genre et nationalité des enseignants intervenant dans la formation des maîtres, tout en établissant une analyse des profils des étudiants de la section. Elle met ainsi en perspective l’hellénisation progressive du personnel chargé de préparer les recrues à l’enseignement du français avec la féminisation du corps enseignant et des publics étudiants. Elle envisage aussi le rôle spécifique des lecteurs et lectrices de français à l’université d’Athènes, comme Renée Richer.

Au total, en réexaminant dans la longue durée les relations entre la Grèce et la France à la lumière des enjeux de la formation des professeurs de français en Grèce, l’ouvrage de Loukia Efthymiou parvient à élaborer une « histoire culturelle multilatérale » (p. 183) de la formation des professeurs de français en Grèce. Sans jamais perdre de vue l’angle de l’histoire sociale et du genre des élèves et de leurs formateurs, elle propose avec ce livre un manifeste par la preuve de l’intérêt d’une approche internationalisée de l’histoire des disciplines scolaires et de la formation des maîtres.

Notes

1 Voir notamment Loukia Efthymiou, « Le genre des concours », Clio, Histoire, femmes et sociétés, Mixité et coéducation, no 18, 2003, p. 91-112.

2 Catherine Valenti, L’École française d’Athènes, Paris, Belin, 2006.